21.

Le dimanche matin, avant le lever du soleil, Caitlin Dillon traversa à pied une rivière de glace et de neige fondue qui lui montait jusqu’à mi-mollet.

Lorsqu’elle émergea sur la Cinquième Avenue, la directrice des services d’inspection de la SEC héla un taxi, dont le chauffeur la conduisit à contrecœur jusqu’aux barricades érigées sur la 14e Rue par la police et la Garde nationale.

De là, Caitlin fut conduite en voiture jusqu’au chaos fumant du quartier financier.

Le trajet, sur trente pâtés de maisons, lui parut étonnamment rapide. Plus aucun feu de signalisation ne fonctionnait en dessous de la 14e Rue, et il n’y avait quasiment aucune circulation dans les environs.

Le sergent au volant de la voiture de police était aussi beau garçon qu’un acteur de série policière d’Hollywood. Ses longs cheveux noirs tombaient en boucles sur le col de son uniforme. Il s’appelait Signarelli.

— Jamais vu tout merder à ce point. (Le sergent s’exprimait avec l’accent nasal de Brooklyn.) On n’arrive même pas à joindre notre central de communications habituel. Ça sonne aussi tout le temps occupé au bureau d’opérations qu’ils ont mis en place. Personne ne sait ce que fait l’armée. Ni ce que fout le FBI. C’est complètement dingue !

— Comment géreriez-vous cela, vous ?

La question de Caitlin n’était en rien condescendante. L’avis des gens de la base l’intéressait toujours. C’était l’une des raisons pour lesquelles elle était une chef efficace à la SEC. Une autre raison était qu’elle était intelligente et qu’elle connaissait si bien Wall Street et ses rouages que la plupart de ses collègues avaient pour elle une admiration mêlée de respect.

— Si c’était vous le patron, que feriez-vous, sergent ? insista-t-elle.

— Eh bien… Je ferais une descente dans tous les repères de terroristes connus en ville. On en connaît un bon paquet. Je débarquerais à l’improviste dans tous leurs petits nids de serpents. J’arrêterais tout ce qui bouge. Comme ça, on serait sûr d’obtenir des informations…

— Sergent, je crois que c’est ce que les équipes d’inspecteurs ont passé la nuit à faire. Plus de soixante brigades d’inspecteurs de la police de New York. Mais il semblerait que les « serpents » ne se montrent pas très coopératifs, sur ce coup-là.

Caitlin arqua les sourcils puis adressa un sourire gentil à Signarelli.

Comme on pouvait s’y attendre, celui-ci lui proposa un rendez-vous dans la foulée. De manière tout aussi prévisible, Caitlin déclina son invitation.

Des hélicoptères de la police et de l’armée vrombissaient dans le ciel. Immobile et frigorifiée, Caitlin se tenait à l’angle nord-ouest de Broadway et de Wall Street.

Elle s’autorisa à parcourir des yeux le tableau le plus étrange et le plus glaçant qu’il lui avait été donné de voir jusqu’à ce jour.

Des milliers de tonnes des matériaux les plus divers, blocs de granit, de pierre, éclats de verre, de béton et de mortier, étaient retombées sur Wall Street, Broad Street et Pell Street, ainsi que sur toutes les petites rues adjacentes.

D’après la dernière estimation du service de renseignements de l’armée, au moins soixante charges de plastic différentes avaient explosé à dix-huit heures trente-quatre, le vendredi soir. Selon la police, les bombes avaient été déclenchées par des signaux radio perfectionnés, qui pouvaient avoir été transmis d’une distance d’entre quinze et vingt kilomètres.

Caitlin tendit le cou pour regarder vers le numéro 6 de Wall Street, à deux pas de là.

Elle grimaça en découvrant des paquets de fils électriques arrachés, d’épais câbles d’ascenseur pendant dans le vide entre les étages les plus hauts de l’immeuble de bureaux. Çà et là, des bout de ciel apparaissaient par de grands trous béants dans les murs du bâtiment. On aurait dit une maison de poupée éventrée par un enfant coléreux.

Dans l’entrée d’un immeuble contigu, un photocopieur renversé, apparemment tombé de plusieurs étages avant de s’écraser sur le sol de marbre du hall. Caitlin distinguait des écrans fracassés de terminaux informatiques et les résidus fondus de claviers, lui évoquant de cauchemardesques travaux d’arts plastiques. Les gyrophares rouges et bleus des véhicules de la police et des urgences clignotaient dans toute la rue par ailleurs déserte et jonchée de débris.

Caitlin Dillon se sentait oppressée, son corps était comme engourdi. Ses oreilles bourdonnaient doucement, comme si la pression atmosphérique avait subitement chuté.

Elle ne parvenait pas à réprimer une sensation dérangeante de nausée et une faiblesse soudaine dans les jambes.

Elle comprenait ce que beaucoup d’autres ne saisissaient pas encore : tout un mode de vie avait peut-être été détruit à jamais, en ces lieux, le vendredi soir précédent.

Caitlin passa sous le porche du numéro 13. L’endroit fourmillait de secrétaires, installées jusque dans les couloirs et l’entrée de marbre et de pierre, qui tapaient frénétiquement sur leurs claviers, d’employés de la Bourse qui circulaient en tous sens, transportant des dossiers d’un bureau à un autre. La jeune femme parcourut les lieux du regard puis entreprit de traverser prestement un parterre de verre brisé et de gravats tombés du plafond. Elle se retrouva aussitôt cernée par des policiers armés jusqu’aux dents, qui exigèrent de voir ses papiers.

Elle se sourit à elle-même en leur présentant sa pièce d’identité. Personne ici ne semblait savoir qui elle était.

C’était tellement révélateur !

Depuis trois ans, la chef des services d’inspection de la SEC était une figure insolite de Wall Street : bien qu’y étant incontestablement influente, Caitlin Dillon restait une personne mystérieuse pour presque tous les gens qui travaillaient ici.

Les femmes étaient admises sur le parquet de la Bourse seulement depuis 1967. Toutefois, le principe de leur présence ne l’était pas encore. On pouvait encore lire sur une pancarte, bien en vue dans la galerie des visiteurs :

Les femmes sont de piètres spéculatrices.

Livrées à elles-mêmes, elles se montrent relativement désarmées.

Excellant dans certains domaines, elles sont contraintes de s’effacer pour ce qui est de la spéculation.

Sans l’aide d’un homme, une femme à Wall Street est semblable à un navire sans gouvernail.

Caitlin devait en fait son poste à l’infortune de son prédécesseur, victime d’un infarctus fatal. Elle savait que des initiés avaient prédit qu’elle ne tiendrait pas plus de deux mois. Certains l’appelaient même « l’intérimaire ».

Pour cette raison – et pour d’autres fortes motivations liées à son histoire personnelle –, elle avait résolu de devenir la chef des services d’inspection de la SEC la plus sévère et la plus dure depuis l’époque où le professeur James Landis s’occupait personnellement du recrutement, et, ce, quel que soit le temps qu’elle passerait à ce poste.

En conséquence, elle se montrait terriblement consciencieuse. D’aucuns prétendaient que Caitlin Dillon était obsédée par les enquêtes portant sur les délits financiers et s’appliquait plus qu’il n’était nécessaire à traquer les malversations des cadres supérieurs des grandes sociétés américaines.

« Je vais te confier un truc, juste entre nous, avait-elle un joui déclaré à l’une de ses amies proches, Meg O’Brian, la rédactrice en chef de la rubrique financière de Newsweek. Les dix hommes les plus recherchés des États-Unis travaillent tous à Wall Street. »

La chef « intérimaire » fit rapidement parler d’elle, au point que les éminences grises de Wall Street en vinrent à souhaiter ardemment la voir remplacée au plus tôt, ce qui ne se produisit pas : Caitlin faisait trop bien son boulot.

Ce matin-là, Caitlin finit par rejoindre son bureau du 13, à sept heures quarante-cinq.

Elle ôta son manteau et, tout en s’asseyant, respira profondément. Un compte rendu des dommages, préparé la veille au soir à son intention, était posé sur son bureau. Elle le parcourut rapidement éprouvant un désespoir grandissant devant l’ampleur des dégâts.

La Federal Reserve Bank

Salomon Brothers

Bankers Trust

Affiliated Fund

Merrill-Lynch

U. S. Trust Corporation

La Depository Trust Company…

Soit quatorze immeubles du centre-ville de New York, partiellement ou entièrement détruits.

Posant sa paume à plat sur le rapport, elle ferma les yeux.

Tout cela la dépassait ; la situation lui paraissait parfaitement ingérable.

Elle rouvrit les yeux.

C’était le début de la deuxième journée d’enquête officielle sur Green Band, et elle n’en savait pas davantage que la veille. Tel un nuage noir, le constat perturbant de cette ignorance obscurcit peu à peu son cerveau.

Ce dimanche s’annonçait très, très long.

Vendredi Noir
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